Être un monstre

    — Veux-tu me raconter ce qui s’est passé cette nuit-là, celle entre le 31 octobre et le 1er novembre de l’année dernière ?

    Voilà la question que m’a posée ma psychologue il y a quatre jours. Ce n’est pas la première fois qu’elle le fait, mais ce jour-là j’ai bien cru que j’allais enfin parvenir à vider mon sac. J’ai ouvert la bouche, et je crois même qu’un vague son en est sorti, mais presque immédiatement j’ai été rattrapé par les souvenirs et mes yeux se sont embués de larmes. Mes lèvres se sont alors recousues et j’ai baissé la tête, comme à chaque fois je le fais en de telles circonstances. Je n’arrive tout simplement pas à en parler, c’est au-delà de mes forces. Les images sont trop claires, trop vives, pour que je puisse le faire sans me mettre à pleurer. Pourtant, les événements remontent à un an, jour pour jour. Mais avec le mois d’octobre qui a vu les porches des maisons se couvrir de citrouilles illuminées, et les vitrines des magasins devenir des carnavals de masques hideux, les souvenirs se sont ravivés comme des braises soufflées par un vent chaud. Cela aurait-il toutefois suffi à me faire écrire cette lettre, si ne s’y était pas ajouté l’épisode d’hier soir ?

    Je m’appelle Samuel, et il y a un an, à cette heure-ci, je devais être en train de sangloter à ce même bureau, encore affublé de mon déguisement de Frankenstein. Je rentrais alors de la fête d’Halloween organisée par Mathilde, une de mes camarades de classe de l’époque. Mais ce qui s’est passé ce soir-là est intimement lié à un garçon que j’ai connu, dont il me faut retracer brièvement l’histoire pour que vous compreniez.

    J’ai connu Willy alors que nous avions tous les deux sept ans. Lui et ses parents avaient emménagé dans la maison à côté de la mienne, et puisque nos jardins étaient mitoyens, nous sommes vite devenus les meilleurs amis du monde. A cette époque, Willy était un petit garçon normal ; un peu taciturne certes, mais néanmoins curieux et joueur. Nous avons grandi ensemble, mais à l’époque du collège quelque chose d’affreux lui est arrivé. Cela s’est passé durant les vacances d’été de l’année de nos douze ans. Ma famille et moi étions partis deux semaines dans le Gard, pour les congés de mon père. A notre retour, quelle n’a pas été ma surprise de trouver les volets de la maison de Willy fermés, et personne pour répondre à mes coups répétés sur la porte. Inquiète, ma mère a appelé les parents de mon copain, qui lui ont appris que leur fils avait eu un terrible accident lors d’un barbecue qu’ils avaient tenu dans le jardin.

    Terrible, oui c’était le mot, et le terme était aussi parfaitement approprié pour décrire la nouvelle apparence de mon ami. Celle-ci a engendré chez moi un haut le cœur, lorsque je l’ai vu pour la première fois, quatre mois plus tard, à son retour de l’hôpital. Un monstre, voilà ce qu’était devenu Willy. Apparemment, lorsque le contenu du barbecue lui était tombé dessus, tous ses vêtements s’étaient enflammés d’un coup, le transformant en torche humaine. C’était un de ses oncles qui l’aurait renversé, titubant à cause de l’alcool. Willy avait passé ensuite cinq jours dans le coma, et avait subi de nombreuses greffes de peau, sur tout le corps. Son visage était pour ainsi dire méconnaissable : il n’était plus qu’une surface croûteuse et purulente dans laquelle on peinait à deviner ne serait-ce que le nez et la bouche. Seuls les yeux bleus me permettaient encore de déceler vaguement la présence de mon copain dans ce masque chaotique ; jardin d’éden perdu au milieu de l’enfer.

    Voilà pour les caractéristiques physiques du nouveau Willy, sur lesquelles je ne m’attarderai pas davantage, pour mon propre bien et pour le vôtre. Mais là n’était pas le seul changement que j’ai perçu chez mon ami, lorsque je l’ai retrouvé après son hospitalisation. A l’intérieur, il ne paraissait plus le même non plus. Il parlait tout seul, et tenait des propos énigmatiques. Surtout, il fuyait la présence des autres, comme s’il n’appartenait plus pleinement au monde et n’éprouvait plus pour ses habitants qu’un intérêt vague et lointain. Au collège, par exemple, il errait dans des salles vides, murmurant des paroles en se balançant d’avant en arrière. A ma connaissance, je suis le seul à être resté ami avec lui, en dépit de son apparence monstrueuse et de son comportement érémitique. J’étais son plus vieux copain après tout. Grâce à cela, j’ai pu progressivement en apprendre davantage sur son nouvel état psychologique… et celui-ci était pour le moins inquiétant.

    Certains épisodes, je crois, sont particulièrement révélateurs de la relation que j’entretenais alors avec Willy. Lui et moi avions construit une cabane dans un vieux chêne à l’arrière de nos jardins respectifs, et elle était devenue notre lieu de rendez-vous habituel. Pendant plusieurs mois après son hospitalisation, toutefois, il ne s’y est plus rendu. Ce n’est qu’un soir de novembre que j’ai enfin entendu sa voix s’élever à nouveau parmi les branches. Je me suis alors mis à gravir l’échelle, me demandant avec qui il pouvait bien discuter. Il y avait une étrange odeur dans l’air, une odeur de brûlé, comme celles que laissent des allumettes craquées lorsqu’on souffle dessus. Mais Willy, bien sûr, était seul dans la cabane, et il a sursauté en m’apercevant. Quand je lui ai demandé à qui il parlait, il s’est contenté de hausser les épaules et de se murer dans le silence. Des épisodes similaires se sont reproduits plusieurs fois, avec toujours ce même parfum de roussi dans l’air, avant qu’il ne finisse enfin par se confier à moi. C’était durant un soir de printemps, l’année suivant celle de son accident.

    Willy était en fait persuadé que le coma dans lequel il avait été plongé, qui l’avait conduit à un point intermédiaire entre la vie et la mort, lui avait ouvert la porte d’un monde inconnu du reste de la population : celui des hommes-phénix. Selon lui, cet univers parallèle n’était accessible, et perceptible, qu’à ceux qui comme lui avaient brûlé mais par magie avaient pu « rejaillir de leurs cendres ». Willy se considérait donc comme un être sacré ; il estimait qu’à l’instar du phénix, un nouveau lui était né de ses cendres au moment où était mort l’ancien lui, quand la vie était réapparue au plus profond de son coma de grand brûlé. Dans le monde des hommes-phénix, il affirmait s’être fait un ami en particulier : un certain Moldar. C’était à lui qu’il parlait à chaque fois que j’avais entendu sa voix dans la cabane. Quand je lui ai demandé, avec une ironie à peine feinte, s’il pouvait me le présenter, il m’a catégoriquement affirmé que je ne saurais le voir, puisque contrairement à lui je n’avais jamais « rejailli de mes cendres ». De toute façon, a-t-il renchérit, Moldar n’aimait pas les êtres humains qui n’avaient rien de phénix en eux. Il a toutefois accepté de me décrire son nouveau compagnon, et c’est là que j’ai compris à quel point mon ami avait perdu la tête. Selon Willy, Moldar était une créature qui avait la stature et l’attitude d’un homme, mais dont le visage était agrémenté d’un long bec crochu et le corps couvert de longues plumes rouges éclatantes, jusqu’à ses pattes d’oiseau à trois doigts griffus. Evidemment, il disposait aussi d’ailes, qui le rendaient capable de voler… Après tout, n’était-ce pas un « homme-phénix » ?

    J’ai écouté son charabia, un sourire en coin sur les lèvres, puis je lui ai posé des questions très précises sur ce monde parallèle, espérant lui mettre devant les yeux l’incohérence de ses propos. Mais mon ami avait réponse à tout, et il m’a décrit en détail la société des hommes-phénix. Une phrase en particulier me revient à l’esprit aujourd’hui, tandis que j’écris ces lignes. Lorsque j’ai demandé à Willy comment vivaient ces créatures, puisque leur dimension ne semblait constituée que de rivières magmatiques et de volcans en fusion, il m’a répondu de façon énigmatique : « Ils élèvent des bestioles ».

    Bien sûr, Willy est vite devenu le bouc-émissaire, au collège tout d’abord, puis plus encore au lycée. Etant pour ma part un garçon plutôt populaire, j’essayais de le défendre lorsque j’étais dans les parages. Mais je ne pouvais pas toujours être là pour lui sauver la mise, et lui-même ne faisait pas grand-chose pour améliorer son sort. Il est vrai que son apparence ne plaidait pas en sa faveur, mais son comportement dérangeant y était aussi pour quelque chose. Le monstre, voilà comment tout le monde l’a vite surnommé au lycée. Willy, le monstre répugnant. Willy, l’abomination hideuse. Parfois, je le trouvais en train de pleurer, lorsqu’on se retrouvait dans la cabane du vieux chêne. D’une certaine façon, cela me rassurait, car cela prouvait qu’il était encore conscient du monde réel dans lequel il vivait, que son esprit ne s’était pas complètement dilué dans celui des hommes-phénix. Cela montrait en fait que quelque part derrière ce visage effroyable, et derrière les paroles insensées qu’il murmurait continuellement en errant seul dans les couloirs, l’ancien Willy était encore là, vivotant quelque part.

    Les plus cruels bourreaux de Willy étaient ceux de la bande de Max. Ceux-là ne lui laissaient jamais la paix plus de quelques heures. Ils l’insultaient, lui crachaient dessus, et avaient même eu un jour la merveilleuse idée d’imprimer des affiches avec sa photo, qu’ils avaient placardées partout dans le bahut. La légende, en dessous de son visage, indiquait : « Attention, une créature hideuse a été aperçue dans le lycée. Elle s’est échappée de la foire aux monstres, merci de la retrouver ». Puisque la discrétion n’était pas le fort de Max et de ses copains, ils avaient écopé de trois heures de colle. Mais la plupart des élèves avaient trouvé ça fort amusant, et pendant quelques semaines, des doigts encore plus nombreux que d’habitude s’étaient pointés vers Willy quand il parcourait les couloirs.

    Max était le petit copain de Mathilde. Voilà pourquoi on a tous été si étonnés lorsqu’on a appris que cette dernière avait invité Willy à sa soirée d’Halloween de l’an passé. Après une petite enquête auprès de ses copines, j’ai compris qu’elle ne l’avait pas fait de son plein gré, mais parce que sa mère était en bon terme avec les parents de Willy et qu’elle lui avait forcé la main. Pour ma part, je ne savais que penser de cette invitation. Willy ne voulait évidemment pas y aller, mais ses parents souhaitaient le voir sortir de chez lui, et qu’il mène une vie semblable à celle des autres adolescents de son âge. Moi-même, j’ai fini par bêtement penser que c’était là une occasion pour Willy de se faire de nouveaux amis, et de se montrer sous un jour qui lui soit plus favorable qu’en train de baragouiner tout seul dans des salles de classe vides. Alors, comme sa mère insistait pour qu’il aille à cette fête, et que moi aussi je lui conseillais de venir, il a fini par accepter, bien qu’un peu à contre-cœur. J’avais sincèrement envie de l’aider, et que les choses se passent le mieux possible pour lui ce soir-là. Nous avons donc préparé nos déguisements ensemble, avec des vêtements et des masques qui traînaient dans mon grenier. Moi, Frankenstein, lui un zombie à la peau verdâtre.

    Nous sommes allés à cette fête d’Halloween. Mais comme vous vous en doutez, les choses ne se sont pas bien passées du tout.

    Mathilde vivait dans une grande et belle maison ancienne entourée d’un vaste jardin, que ses parents lui avaient laissé pour le week-end. Puisqu’elle avait décidé que la fête se tiendrait dans le grand salon du rez-de-chaussée, celui-ci avait été décoré en conséquence : des citrouilles étaient posées sur les meubles, et des ballons noirs et oranges pendaient du plafond, ainsi que de la mezzanine en bois qui surplombait la pièce. Lorsque nous sommes arrivés aux alentours de vingt heures trente, Willy et moi, la fête battait déjà son plein. Le salon était rempli d’adolescents déguisés, qui dansaient, riaient, et buvaient de l’alcool sans modération dans des gobelets en plastique. Il y avait des monstres de toutes sortes et de toutes les couleurs, des sorcières et des vampires, des loups-garous et des croque-mitaines, si bien que j’ai eu du mal à retrouver mes copains habituels dans la foule. Willy m’a d’abord suivi, mais se sentant un peu à l’écart des discussions, il a fini par aller s’asseoir dans un des fauteuils du salon, juste à côté de la bibliothèque où Mathilde avait disposé une caméra dont la lumière clignotante indiquait le fonctionnement. Je lui ai dit que j’allais le rejoindre bientôt, mais à vrai dire il m’est un peu sorti de l’esprit par la suite… C’est que Juliette est arrivée peu de temps après, dans un déguisement de sorcière qui lui allait étonnamment bien, et qui paradoxalement la rendait presque plus belle encore qu’elle ne l’était d’habitude. J’étais avec elle, plongé dans ses yeux verts, tentant désespérément de la faire sourire en prenant la voix de Frankenstein, quand j’ai entendu les éclats de rire de Max et de ses copains dans mon dos.

    En me retournant, j’ai tout de suite compris ce qui était en train de se passer ; ce qui de toute façon ne pouvait que se produire à un moment où à un autre de la fête, même si j’avais été assez idiot pour imaginer le contraire. Max avait arraché le masque de Willy de son visage, et il se pavanait devant ses potes hilares en le brandissant en l’air.

    — Pourquoi tu t’es mis ça sur le visage, le monstre ? s’exclamait-il. Tu n’en as pas besoin. Tu es déjà assez affreux comme ça, tu ne trouves pas ?

    Willy était toujours assis sur le fauteuil, les mains jointes mais légèrement tremblantes, et regardait ses persécuteurs les uns après les autres avec un regard vide. Sa bouche, du moins ce qu’il en restait, s’avançait d’avant en arrière, comme les fois où je l’avais trouvé en train de pleurer dans la cabane du vieux chêne. Pour le moment, néanmoins, je ne distinguais aucune larme couler sur ses joues cabossées et cramoisies.

    Après avoir ri un bon coup, Max a tendu le masque de zombie juste à côté de la tête de Willy, et a scruté successivement les deux visages en fronçant les sourcils.

    — Lequel est le plus moche selon vous ? a-t-il demandé, tandis que ses copains se pliaient en deux, s’esclaffant de plus belle. Pour ma part, je crois que c’est le visage de notre bon vieux monstre Willy.

    — Vous ne pouvez pas lui foutre la paix cinq minutes ? suis-je alors intervenu en m’approchant. Il ne vous a rien fait, si ?

    — Oh, ça va Sam, on est là pour s’amuser ! Les monstres sont là pour nous distraire, non ?

    — Ça n’a rien de drôle. Et s’il y a des monstres ici, c’est plutôt vous.

    Max a levé les yeux au ciel, mais est néanmoins parti vers le bar, suivi de ses acolytes.

    — Tu ne crois pas si bien dire, Sam… a alors murmuré Willy, à côté duquel je m’asseyais.

    — Comment ça ?

    — Oh, rien.

    Sur le moment, je n’ai pas prêté attention à cette petite phrase anodine. Je suis resté à ses côtés quelques moments encore, essayant de le rassurer, et m’excusant de l’avoir traîné ici. Je lui ai même proposé de rentrer avec lui s’il le voulait, mais il a catégoriquement refusé.

    — Tu n’as pas à gâcher ta soirée pour moi, Sam. Ce n’est pas grave, tu sais. J’ai l’habitude.

    Il a dit cela d’une voix claire, mais en tournant la tête vers lui, j’ai vu qu’une larme avait cette fois bel et bien fui son œil pour aller explorer les contrées sauvages et accidentées de son portrait. Je lui ai donné une petite tape sur l’épaule, et lui ai promis qu’on se ferait le week-end prochain une soirée juste tous les deux, dans la cabane, à se raconter des blagues en jouant aux fléchettes comme autrefois. Un sourire crispé est alors apparu dans le chaos de son visage, mais il a vite détourné son regard du mien. Quelques instants plus tard, Juliette m’invitait à danser et je laissais de nouveau mon vieux pote tout seul.

    C’est au milieu du troisième morceau, ma main posée sur la hanche de Juliette et le regard noyé dans ses yeux, que j’ai perçu une odeur de brûlé, semblable à celle d’allumettes que l’on vient de laisser s’éteindre. En jetant un regard vers le comptoir, j’ai vu que des gens fumaient, et que Mathilde venait d’allumer un bâtonnet d’encens. Par ailleurs, les bougies continuaient de flamber dans les citrouilles décorées. L’odeur venait probablement de là. Willy était quant à lui toujours dans le fauteuil, mais il avait une expression plus apaisée que tout à l’heure sur le visage. Il observait la fête d’un air intéressé, et tapotait ses cuisses avec ses doigts. Autour de lui se trouvaient cependant des cacahuètes, et en apercevant Max et ses amis sur une table un peu plus loin, j’ai compris d’où elles venaient. En reposant mon regard sur Juliette, j’ai constaté qu’elle fronçait les sourcils. Je lui ai souri du mieux que j’ai pu et nous avons repris notre slow comme si de rien n’était.

    Mathilde est finalement venue m’enlever Juliette pour lui montrer quelque chose. J’en ai alors profité pour me servir un verre, puis j’ai grimpé l’escalier qui menait à la mezzanine, là où se trouvaient les toilettes. En jetant un coup d’œil vers le coin des fauteuils, tandis que j’atteignais l’étage, j’ai constaté que Willy avait quitté sa place. Parfait, me suis-je alors dit. Peut-être était-il allé se chercher à boire, ou mieux encore avait-il trouvé quelqu’un avec qui discuter…

    Mais j’étais en train de pisser quand j’ai entendu un faible son métallique derrière moi, comme si quelqu’un trifouillait dans la serrure des toilettes. Je me suis dépêché de finir, et ai alors constaté avec effroi que la porte ne s’ouvrait plus. Quelqu’un m’avait visiblement enfermé. Paniqué, je me suis mis à tambouriner contre la porte en appelant à l’aide. Mais les toilettes étant situées à l’étage, je savais qu’il était peu probable que quelqu’un m’entende depuis le rez-de-chaussée, d’autant plus avec la musique dont les basses lancinantes faisaient trembler les murs.

    J’étais sur le point de laisser tomber lorsque j’ai perçu des bruits de pas sur le plancher, juste de l’autre côté de la porte. Je parvenais à distinguer deux individus, marchant calmement, presque de façon solennelle, faisant grincer le parquet à chacun de leurs mouvements. Je les imaginais s’approchant du parapet de la mezzanine, puis se pencher pour observer la fête en contrebas. Mais… quelque chose me chiffonnait dans ces bruits de pas. L’un était pour ainsi dire normal – bruit de chaussures classiques sur des planches en bois – mais l’autre… Il cliquetait sur le sol, et formait de légers pocs semblables à ceux que feraient des talons ; mais alors des talons particulièrement fins et instables, presque des échasses. Surtout, il produisait des sons de grattements désagréables, comme si l’être derrière la cloison n’était pas habitué à un revêtement aussi lisse et glissant que celui du plancher. Ce bruit de pas me rappelait quelque chose, et j’étais en train de réfléchir à quoi quand s’est élevé le premier des hurlements…

    C’était celui de Max. Les sons de basses se sont subitement arrêtés, et j’ai entendu des voix paniquées en provenance du rez-de-chaussée.

    — C’est quoi ça ? s’époumonait l’adolescent. J’arrive plus à l’enlever ! Aidez-moi !

    — Qu’est-ce qui lui arrive ? Il a… Aaaaaaaaaaaahhhhh !

    Progressivement d’autres cris ont jailli de l’étage inférieur. Parmi ceux-ci, j’ai reconnu d’abord la voix de Mathilde, puis de plusieurs autres de mes copains, avant que ce ne soit celle de Juliette, qui paraissait hurler autant qu’elle pleurait. Bientôt, les bruits qui me parvenaient du salon ne furent plus que reconstitution sonore de l’enfer des damnés : un brouhaha fait de longs râles stridents et de sanglots hystériques, que venaient briser çà et là des bruits de tapement sourds et des hurlements rauques emplis d’une terreur sans nom.

    Les pas avaient cessé de l’autre côté de la porte, même ceux si particuliers qui produisaient des petits grattements maladroits sur le parquet ; ceux qui me faisaient penser à… Oui, c’était cela. Je m’en rappelais désormais. Ils me faisaient penser aux sons des pattes des coqs de mon père, lorsqu’ils grimpaient sur le toit en bois de la cage à poule. Pour le moment, cependant, je n’entendais plus ces sons, seulement les plaintes déchirantes de mes camarades de lycée, de moins en moins reconnaissables, qui semblaient ne jamais devoir se tarir.

    Ils ont pourtant fini par le faire, et de quelle étrange manière… Leurs cris se sont estompés petit à petit, comme si le salon s’éloignait de moi pour s’enfoncer dans quelques profondeurs insondables. J’avais l’impression que quelqu’un jetait sur eux des couvertures les unes après les autres, les voiles de différentes dimensions qui se cumulaient au-dessus de leurs têtes, étouffant leurs voix à petit feu jusqu’à les faire s’éteindre complètement… et définitivement.

    Le silence s’est finalement fait complet. J’ai alors perçu un léger tintement dans la serrure des toilettes, et j’ai compris que la liberté venait de m’être rendue. Sortant de ma prison, le cœur battant à tout rompre dans ma poitrine, j’avais cette étrange sensation de lendemain de soirée, lorsque l’on se réveille avant tous les autres, seul, et que l’on parcourt la maison dévastée, pleine de verres vides et de cendriers débordant de mégots. Les paroles d’une chanson qu’écoutaient souvent mes parents me sont revenues en tête, tandis que je posais mon pied sur le tapis en bas de l’escalier. Y’avait une fête ici. Maintenant ils sont partis. Toutes et tous repartis. C’était Charlélie Couture qui chantait ça, je crois. Des masques écrasés. Des cotillons débobinés. Et je reste là, au milieu de tout ça.

    Le salon était désert et parfaitement calme, mais il y régnait toujours cette odeur de brûlé si singulière. Les ballons noirs et rouges accrochés au plafond se dandinaient au gré d’un vent invisible, et les gobelets, plus ou moins remplis, gisaient sur les étagères, les tables et le sol. Les bougies dans les citrouilles sculptées étaient éteintes, mais de la fumée s’élevait encore au-dessus de certaines d’entre elles. Sur le comptoir, des parts de gâteau étaient disposées mais personne ne semblait avoir eu le temps d’y goûter. La gorge nouée, j’ai erré quelques instants dans la pièce, gagné par l’incompréhension la plus totale. Et c’est alors que mon regard est tombé sur le caméscope qu’avait placé Mathilde sur l’une des bibliothèques, probablement afin d’immortaliser les beaux souvenirs de sa fête d’Halloween… La lumière rouge était éteinte, ce qui laissait supposer qu’il ne filmait plus, mais peut-être avait-il eu le temps d’enregistrer quelque chose avant de s’arrêter ? Je m’en suis saisi, l’ai allumé, et ai lancé sur le petit écran le dernier film de l’appareil…

    L’angle de la caméra permettait d’observer tout le salon – depuis la grande baie vitrée donnant sur le jardin jusqu’aux fauteuils – ainsi que l’escalier et le bas des barreaux de la mezzanine. Le film commençait peu avant mon arrivée, mais puisque le début de la fête ne m’intéressait guère, j’ai appuyé sur le bouton d’avance-rapide jusqu’au moment où l’on me voit gravir les escaliers. C’est alors que les choses deviennent… troublantes.

    Peu de temps après m’être vu disparaître au sommet des escaliers, je distingue deux paires de jambes apparaître au premier étage, juste derrière la balustrade… L’une d’elle appartient indéniablement à Willy, puisqu’on reconnaît ses baskets et le jean troué qu’il a enfilé pour aller avec son masque de zombie. L’autre, en revanche… Ce n’est pas tout à fait une paire de jambes à vrai dire. Ce sont plutôt des pattes. Des pattes d’oiseaux, avec trois longs doigts griffus, surmontées de longues plumes d’un rouge éclatant qui remontent jusqu’à la limite du champ de vision du caméscope.

    Mais mon attention est vite détournée du premier étage, car le cri de Max retentit dans l’appareil. Près du bar du salon, je le vois alors en train d’essayer d’enlever le masque de zombie de Willy, posé sur son visage. C’est quoi ça ? J’arrive plus à l’enlever ! Aidez-moi ! L’adolescent tire sur les joues du masque, puis sur le front et sur le menton, l’air complètement paniqué… Mais je comprends vite que le masque n’en est plus un… il est devenu son propre visage ! La foule l’entoure, mais il continue de hurler, et bientôt les autres se mettent à l’imiter, quand ils se rendent compte eux aussi que leur déguisement a cessé d’en être un. J’aperçois par exemple David, qui s’était travesti en squelette, en train de perdre sa chair, qui se décompose sous ses yeux dans le reflet de la baie vitrée qu’il observe. J’aperçois aussi Mathilde, déguisée en vampire, en train de tirer sur ses deux grandes canines, qui désormais ne sont plus faites de plastique. J’aperçois beaucoup d’autres de mes camarades, devenir définitivement les monstres tentaculaires ou gluants qu’ils n’avaient souhaité incarner que le temps éphémère d’une soirée. Ils hurlent et pleurent en se lacérant le visage. Mais au premier plan, juste devant le caméscope, c’est Juliette qui attire toute mon attention. Elle contemple avec de grands yeux quelque chose sur la bibliothèque – le miroir qui s’y trouve – et tapote ses joues, son front, son nez… Ce dernier s’est allongé de quelques centimètres, et une grosse verrue y a poussé. Quant à son teint, il est devenu verdâtre et glauque, semblable à celui d’un crapaud mort. Son visage se décompose et elle se met à hurler, elle aussi, dévoilant dans sa bouche des dents pourries, cassées et tordues ; les dents de la sorcière dont elle n’avait voulu prendre que brièvement l’apparence.

    Mes yeux tombent ensuite sur la grande baie vitrée donnant sur le jardin. Mais il n’y a plus de jardin désormais : seulement un paysage de feu, fait de volcans et de rivières de laves par-dessus lesquelles volent des silhouettes rouges scintillantes. Je tentais de me concentrer sur ces dernières quand un chant d’oiseau strident a retenti dans le caméscope. Au même moment, l’écran est devenu noir et l’appareil a pris feu, me faisant le lâcher sur le sol avec effroi. Il s’est éteint tout seul, mais plus jamais il n’a été possible d’exploiter les films qui s’y trouvent…

    Voilà pourquoi la police ne m’a pas cru. Il ne restait plus aucune preuve, et rien qui puisse expliquer la disparition soudaine d’une quarantaine d’adolescents, dont Willy. Alors je n’ai plus jamais raconté ça à qui que ce soit, pas même à ma psychologue en dépit de ses demandes répétées. J’en suis même venu à douter moi-même de mon histoire. N’aurais-je pas seulement perdu la tête ?

    Mais hier soir, nuit d’Halloween, bien après que les enfants eurent effectué leurs tournées de friandises, je suis allé me promener seul dans les rues endormies, comme j’ai l’habitude de le faire depuis un an. Je suis bien sûr passé devant la maison de Mathilde. Elle est inhabitée depuis cinq mois, car ses parents n’ont pas supporté d’y vivre après ce qui s’est passé. Comme à chaque fois, il régnait autour de la demeure une odeur de brûlé, cette odeur si typique d’allumette à peine soufflée que je sentais lorsque je rejoignais Willy dans la cabane du vieux chêne. Hier cependant, poussé par je ne sais quelle force étrange, j’ai eu envie de m’approcher. J’ai enjambé la barrière, puis me suis avancé vers les fenêtres du salon à travers les herbes hautes du jardin, mon souffle produisant devant mes yeux des nuages de condensation en cette froide et brumeuse nuit d’octobre. Les vitres, puisque la maison n’était plus chauffée depuis des mois, étaient couvertes de buée. Je me suis planté devant l’une d’elle, frissonnant, hésitant à y poser mon front pour observer l’intérieur, de peur que cela remue en moi les affreux souvenirs d’il y a un an.

    Je n’ai pas eu besoin de le faire, cependant, pour que la terreur me rattrape.

    Des empreintes de doigts sont apparues dans la buée, puis d’autres encore, tâtonnant la surface glaciale de la vitre comme celles d’êtres invisibles tentant de s’en extraire.

    Ils élèvent des bestioles, répète la voix de Willy dans ma tête, tandis que j’écris ces lignes d’une main tremblante.

    Ah oui, au fait… J’allais presque oublier de préciser quelque chose. Ces empreintes de doigts n’allaient pas forcément par cinq, et elles n’avaient que peu à voir avec celles d’êtres humains.

Pablo Behague

Vosges, Mai 2020

Merci à L. pour son dessin glauque !

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